Cette troisième partie est pour nous l’occasion de présenter notre propre analyse de la situation en Afrique et en Europe avec des questionnements et des pistes de solutions réalistes pour la restitution du patrimoine culturel africain.
La restitution, sujet à débat, générateur de beaucoup de polémiques, de non-dits soulève parfois des sentiments exacerbés dans les deux sens. Si nous avons notre avis sur la question, nous essayons d’être objectif en faisant une analyse de la réalité telle qu’elle est et non telle qu’on souhaiterait qu’elle soit.
En Europe, on ne peut pas dire que le fait de garder ces œuvres pendant des siècles sans que l'Afrique ne puisse en profiter soit une situation "normale" comme abordé dans nos précédents blog. Comme le préconise le rapport, les Africains doivent avoir accès à leurs biens pour le présent mais aussi pour le futur.
Le pillage des biens culturels est un fait incontestable. Personne ne peut nier non plus que ces objets sont exploités en Europe par des musées, des collectionneurs, maisons d’enchères…, en un mot qu’ils font l’objet d’un Marché lucratif. C’est donc aussi un enjeu économique dont les Africains ne profitent pas.
Ce rapport, commandé par la France et par des universitaires, s’est appuyé sur une étude sérieuse et il ne semble critiquable qu’à la marge: le débat sur la restitution mérite moins de partis-pris intéressés, moins d’attitude de donneur de leçons et plus de réalisme.
Ne peut-on pas voir cela comme le début d’une nouvelle ère, l'amorce d’une relation plus juste où chacun y trouve son compte?
Il faut souligner que la finalité de ce rapport est loin d'être d'être aboutie aujourd'hui et les signes d'une réelle volonté d'y donner suite manquent de la part de son commanditaire.
La montagne a accouché d’une souris du fait de l'accueil antagoniste de certains lobbies du monde culturel et de parlementaires qui ont fortement ralenti l'élan de l'État français.
Les objets rendus sont dérisoires face à l’ampleur des œuvres détenues et créent encore plus de frustrations et d’incompréhensions. Et les très rares œuvres rendues ou en voie de l'être ont été choisies par la France, une méthode unilatérale très éloignée de la démarche coopérative entre États prônée par le rapport.
A qui profite ces œuvres pour l'instant ? et pourquoi les Européens doivent changer de vision et de parti pris
Ces œuvres, depuis plus d’un siècle, ont été exploitées par les européens qui ont développé des musées. Grâce à elles, ils reçoivent chaque année des millions de visiteurs dans des espaces dédiés: rien que le musée du Quai Branly reçoit en moyenne (hors pandémie) environ 1,35 millions de visiteurs par an.
Scientifiquement et intellectuellement ces œuvres profitent aux intellectuels, artistes, chercheurs étudiants, élèves des pays occidentaux.
Eux ont accès à ces musées et leurs œuvres comme les touristes nationaux et internationaux des pays développés. Ces œuvres africaines sont autant une grande manne financière qu’elles participent à la “grandeur” de la France: à sa notoriété culturelle, artistique et touristique…
En revanche, les Africains n’ont pas le droit de voir ces œuvres puisque venir en Europe est aujourd’hui impossible pour le plus grand nombre.
Même ceux qui en auraient les moyens n’ont pas accès, dans la plupart des cas, au visa devenu un sésame quasi inaccessible pour la forteresse européenne. C’est encore plus vrai pour la jeunesse africaine suspectée par avance de vouloir s’installer sur un sol plus clément (la catastrophe sanitaire récente infirmant son attractivité).
La jeunesse africaine et son public n’en profitent donc pas, ni ses scientifiques, intellectuels, acteurs culturels, ni les artistes. C'est une grande perte au niveau intellectuel, scientifique, culturelle, en terme d'image, de prestige et de retombées financières (des milliards d'euros de recettes sont générés, point dont nous reviendrons dans notre 4ème partie).
Ce modèle n’est pas voué à continuer. Il y a aujourd’hui une demande forte et exigeante de la nouvelle génération.
Les activistes, les intellectuels et la jeunesse elle-même, parfois des gouvernant, ont bien compris l’intérêt de développer une industrie culturelle s’appuyant sur ces œuvres sans parler des revendications de réparations du préjudice subi par la période coloniale qui touche aussi le côté culturel et la spoliation de ces biens culturels.
Évitons des débats stériles des deux côtés tant du côté des africains que des européens: la question "est ce que les africains sont capables ou pas de s'occuper de ces œuvres ?" a-t-elle un sens ?
La 1ère loi française de restitution est-elle à la hauteur des aspirations et des vœux de Ouaga?
En premier lieu, aucune des préconisations du rapport n’a été mise en œuvre aujourd'hui sur le fond comme sur le calendrier.
Je tiens à rappeler que le rapport avait présenté un calendrier de 5 ans appelant de ses vœux une loi cadre permettant d’engager une démarche pérenne et un dialogue entre continents. A ce jour, seuls 27 objets dont 26 au Bénin et 1 au Sénégal sont en cours de restitution par la France par le biais d'une Loi d'exception.
Pour les relations d'échanges scientifiques, la “circulation” des œuvres (sans même parler de restitution), etc... les africains attendent.
Certaines critiques acerbes sans fondement n'arrangent pas la situation: dénigrer un rapport et traiter les intellectuels qui l’ont produit de “parti pris” n’est pas de nature à apaiser le débat en voulant disqualifier ses auteurs.
Ce rapport a été commandité par la France et non par les Africains eux-mêmes et a été dirigé par deux universitaires: un africain et une européenne.
Il faudrait donc que la France et les Européens revoient leur mode de relation avec leurs anciennes colonies: ils doivent consolider les relations de coopération, éviter de froisser les populations dont la mentalité a changé et pour certaines très instruites et engagées.
L'avenir de la coopération entre la France et ces pays dépend aussi de sa forme: la manière dont a été rendue les quelques œuvres évoquées plus haut n’est pas la bonne.
L’image renvoyée par la France à la jeunesse africaine avec ses décisions unilatérales heurtent aujourd’hui: les jeunes sont conscients des enjeux, n’acceptent pas de voir leur pays traité autrement que comme un égal.
Évoluer vers un système de coopération, d'entraide et de solidarité était une préconisation forte du rapport. La figure de dominant et du dominé si elle perdure ne sert pas les intérêts occidentaux: on voit de plus en plus ce ras-le-bol s’exprimer en Afrique et dans l'Hexagone avec sa diaspora.
En Afrique aujourd’hui, de plus en plus d'infrastructures culturelles sont financées par des fonds publics chinois. On peut citer au Sénégal le Grand Théâtre de Dakar et le Musée des Civilisations Noires dont la Chine a été un acteur crucial. Son architecture inspirée des cases africaines, sa construction, son aménagement ainsi que son financement à hauteur de 20 milliards de Franc CFA soit plus de 30 millions d'euros ont été le fruit de la coopération sino-sénégalaise.
Depuis plusieurs années, Pékin développe une diplomatie du patrimoine en Afrique alors même que la culture était une chasse gardée de la France au sein des pays francophones.
Pourquoi les Africains se tournent de plus en plus vers la Chine pour des coopérations culturelles si ce n'est en raison d'une France en retrait.
La France participe-t-elle assez à l'émergence d'infrastructures culturelles pérennes?
Ces restitutions sont à mon sens une bonne occasion de renforcer les partenariats culturels avec l'Afrique pour réparer et rattraper certains manquements et non en créer d’autres. L’Afrique a besoin aujourd'hui d’un partage de connaissance, d'actions de solidarité et non de rapport de “charité”, de dominants/dominés entre Etats pour développer la culture.
A l’air de la digitalisation, faciliter l'accès à ces œuvres non seulement pour nos universitaires mais aussi pour la jeune génération doit se concrétiser.
Donc essayons de trouver des solutions pérennes et réalisables!
Les africains sont-ils capables de conserver les œuvres une fois rendues?
Le discours d’infantilisation des Africains manié par d’autres doit cesser. Penser depuis l’Occident que l’Afrique ne serait pas capable de gérer ses biens culturels est hors-sujet. Souvenons-nous que ces biens étaient en Afrique depuis des centaines ou millions d'années pour certains.
Comment les Africains les auraient-ils conservés avant qu’ils ne tombent dans les mains des européens si ce n'était par de la conservation!?!?
La science et la connaissance n'appartiennent pas uniquement à l’Occident. Des peuples capables de produire des tels chefs d'œuvres, admirés et choyés jusqu'à présent en témoignent. Celui qui crée est aussi capable de gérer et de conserver.
Le principe même de restitution ne doit pas être un sujet de débat: cela va de soi. Ce qui n’empêche pas en revanche de s'interroger sur le comment.
Quelles priorités dans cette restitution?
Aujourd'hui, ces œuvres ont une valeur financière et, en Afrique, l’Islam et le Christianisme ont fait naître une autre perception depuis le départ de certaines œuvres qu'on ne peut nier. Les peuples ont pu réinventé d’autres œuvres, certains cultes ont changé.
En outre, le fait que, pour les Africains, certains objets cultuels aient une âme joue dans l’appréciation de ces œuvres. Celles pillées sont aujourd’hui dépourvues de cette “âme” et de cette “mystique”.
J’ai suivi un reportage sur le Quai Branly le jour de l’inauguration du Musée où le président Chirac, fondateur du Musée, avait parmi ses invités, Abdou Diouf ancien président du Sénégal, Koffi Annan, secrétaire général de l’ONU (Nations Unies) et Rigoberta Menchú Tum, indienne appartenant à la communauté Maya du Guatemala, prix Nobel de la paix en 1992. dans le pavillon de l'Amérique du Sud. Le président Chirac demanda alors à Rigoberta si elle ressentait quelque chose. En touchant les œuvres, elle disait qu’elle ne ressentait plus d'énergie.
Des œuvres servant d’objets de culte étaient considérées comme des dieux avec une énergie vitale et un pouvoir mystique qui les accompagnait.
A mon sens, des œuvres doivent être rendues en priorité comme celles symbolisant l’humiliation d’un peuple ou d’un roi.
C'est le cas des trésors de Béhanzin évidemment. La Loi spécifique de 2020 n’est pas la hauteur des espérances et aspirations: seuls 27 objets ont été choisis par la France et ne correspondant pas aux choix des Béninois. Les Béninois restent sur leur fin et réclament en particulier le Dieu Gou, une œuvre emblématique qui se trouve au Pavillon des Sessions au musée du Louvre. C’est une vraie œuvre “star”, emblématique pour le Musée mais d'abord et avant tout pour les Béninois!
La polémique risque de perdurer si la France persiste à choisir soi-même sans aucune concertation ce qu’elle "rend" ou pas.
Comment restituer, à qui et où ?
Si restitution il y a, comment le faire concrètement? Qui va récupérer, quelques peuples, quelques ethnies, d’un côté ou de l’autre d'un pays?
Ce sont autant de questions sur lesquels il va falloir statuer clairement d'où le rôle important de la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest) et de l'UA (Union Africaine) qui a inscrit le sujet de la restitution en ce début d'année dans le cadre de la nouvelle Présidence du congolais Felix Tshisékédi.
N’oublions pas la conférence de Berlin de 1884 qui a marqué la balkanisation de l’Afrique: des peuples et des ethnies ont été séparés par des frontières terrestres basées uniquement sur les intérêts coloniaux sans prendre en compte les peuples, royaumes et ethnies qui y habitaient d'où la séparation de plusieurs communautés ce qui peut rendre ces restitutions complexes.
Par exemple, le Bénin et le Nigeria partagent le même héritage. Le Sénégal, la Guinée et le Mali ont en commun l'héritage d'El Hadji Omar Tall pour ne citer que celui-là.
Prendre en compte les critiques et faire un auto-diagnostic de nos problèmes pour trouver des solutions de long terme
Même si elles paraissent infondées, il faut prendre en compte les critiques qui nous disent que nous ne pouvons pas garder nos œuvres: il ne faut pas les balayer d'un revers de la main et proposer des solutions qui collent mieux aux réalités d’aujourd’hui.
Ces œuvres ont été valorisées en Europe, ont acquis en notoriété et en valeur marchande. Elles ne peuvent donc pas être rendues sans des conditions de retour claires: des garanties doivent être proposés par nos États pour continuer leur conservation et leur valorisation.
Je suis dubitative à l'idée de les rendre à des groupes ethniques et familles tout en sachant la problématique que cela risque de poser au delà même du fait de les entretenir et de les conserver.
Ma réticence repose sur la valeur acquise par ces œuvres et les conflits qu'elle peut générer au sein même d’une famille et d’une ethnie qui va en hériter. Avec ce genre de restitution, il y a un risque de les retrouver dans des marchés noirs, revendues en contrebande, ou détruites lors d’un conflit.
Ce sont des réalités bien de nous. Dire qu’on en fera ce que que l’on voudra n’est pas faire preuve de responsabilité: il faut trouver des solutions.
On peut comprendre le fait de le dire comme une provocation face aux critiques du principe même de restitution mais ce n’est pas un argument réaliste. Ces œuvres ont une valeur marchande aujourd'hui: cela change leur statut et la manière dont on doit les appréhender!
Et si, à chaque fois, on nous renvoie ces critiques, c’est que des faits passés sont têtus et prêts à resurgir. Donc réglons déjà ces problématiques de bases !
Si ces œuvres quittent un musée, elles doivent retourner dans un musée ou un endroit qui, même s’il n'est pas spécialement fait sur un modèle européen parfois inadapté, est un lieu structuré et géré par l'État ou au travers des partenariats entre l’État, les familles et les communautés formées à valoriser le patrimoine. Il faut des garanties, une sécurité avec une co-gestion entre nos États, communes et collectivités.
Bon nombre d'objets dans des Musées ont disparus suite à des guerres ou à des trafics illicites ce qu’on ne peut nier. Récemment, dans un reportage sur le conflit en République Centrafricaine, la conservatrice du Musée de Bangui déplorait le manque de moyens comme le vol et le recel de beaucoup d'objets.
En Côte d'ivoire aussi en 2011, au lendemain de la crise post-électorale, le musée des civilisations de Côte d’Ivoire a été vandalisé. Des centaines d'oeuvre d'art avaient été volées dont toute une collection au sein même du musée.
Maintenant, ce type de dérive est fréquente dans des pays en guerre et ce n'est pas propre à l'Afrique. N'oublions pas que pendant la deuxième guerre mondiale, les Nazis ont volé beaucoup œuvres en spoliant de nombreux propriétaire et Institutions. Sous Napoléon ou entre 1796 et 1814, quelque 500 œuvres d'art furent confisquées par la France à l'Italie.
Plus récemment, des dommages ont été subis par des œuvres des collections croates et bosniaques au cœur de l'Europe dans les années 90.
Qu'a t'on fait des biens restés sur le continent ?
La force de l’Afrique, au-delà de des biens matériels spoliés, est d’avoir gardé le bien immatériel, la pensée et la culture orale. Felwine Sarr l’a bien exprimé encore récemment, à l’occasion de l’hommage des 100 ans d’Amadou Makhtar Mbow en parlant de “trace”.
L’Afrique a résisté malgré la politique d'assimilation instaurée par les français avant et après la colonisation.
En Afrique, la tradition orale est très importante et se transmet de génération en génération malgré l'esclavage et la colonisation. Elle a perduré.
La culture, cette force de l'Afrique, a, malgré toutes ces attaques, été pérennisée.
Ce patrimoine culturel oral est un bien commun que nous envie aujourd'hui beaucoup de monde: en Afrique, la culture est présente partout et nous accompagne tous les jours dans nos vies jusqu'à la mort.
Tout au plus peut-on regretter que ces biens immatériels et matériels ne soient pas suffisamment valorisés par nos politiques culturelles ou le soient parfois seulement depuis l'extérieur.
La suite bientôt…
Sources: Report on the restitution of the African heritage of Felwine Sarr and Bénédicte Savoy / Photos: A.S, place: Quai Branly-Jacques Chirac Museum
Quote "Critique of the notion of African art", p.67
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